16.

La pluie dit comme un bruit : chchhh. On peut l’entendre quand elle descend. C’est Dieu qui nous dit de pas faire de bruit.

Après-midi de Thanksgiving je m’ai agenouillé sur le canapé de la salle de séjour de notre maison et j’ai regardé par la fenêtre les Goldberg de la maison d’en face qui sortaient de chez eux avec des journaux sur la tête et montaient dans leur voiture. Ils étaient tous en habit du dimanche. Ils riaient. Mais le moteur de leur voiture pleurait, lui, et il en est sorti de la fumée, et j’ai pensé : ils vont à des funérailles, qui sont une fête mais sans cadeaux.

Depuis la salle de séjour je pouvais sentir l’odeur de la cuisine où manman préparait le dîner. La table de la salle à manger avait la belle nappe et les belles assiettes du buffet à vaisselle que j’ai pas le droit de toucher. Y avait aussi les beaux verres et l’argenterie avec des fleurs au bout du manche et des serviettes en tissu pas en papier, qui avaient l’air de petits bébés nappes.

Je regardais par la fenêtre dans la rue. La pluie tombait comme des petites torpilles sur les voitures et faisait des éclaboussures comme un brouillard tout autour des carrosseries. Elle traçait des lignes sur les carreaux comme un peintre à la peinture transparente. Du bout du doigt j’ai suivi deux gouttes qui dégoulinaient à toute vitesse. J’ai posé mon nez contre la vitre et j’ai fait des lunettes de vapeur en respirant. Et puis j’ai fait des empreintes de Martiens. C’est avec le doigt, on fait comme si plein de petits pieds de Martiens avaient laissé des traces sur les carreaux, en essayant de sortir.

Je suis allé dans le placard de l’entrée. J’ai pris mon ciré et mes bottes de pluie et je les ai enfilés.

Mon ciré est jaune, il est comme en peau de banane à l’extérieur. Il a du tissu à l’intérieur avec des voiliers dessus. Il y a un chapeau aussi, avec juste un trou pour ma figure. Les manches de mon ciré sont trop longues. Mais ma manman dit que je grandirai dedans. Elles me pendent au-dessus des mains.

Mes bottes sont en caoutchouc avec des dessins comme des pneus dessous pour que je tombe pas. Elles ont une fermeture à boucle à ressort qui fait beaucoup de bruit et que je sais pas bien fermer pasque je suis petit.

À l’intérieur de mon ciré j’avais quelqu’un avec moi, il avait une culotte rouge et du foin à la place des cheveux. Jerry le Pantin. Je l’avais avec moi.

À l’intérieur du placard de l’entrée y avait aussi le blouson à mon papa. Je l’avais mis pour aller voir le père Noël et y avait aussi quelqu’un dedans. Dans une poche. C’était Câlinot le Singe que j’avais emmené voir le Père Noël. Il m’a dit que Jessica était très triste mais qu’y pouvait pas y aller pasqu’il était dans la poche à mon papa en train de préparer le dîner.

J’ai ouvert la porte d’entrée et je suis parti.

La pluie donnait des coups sur mon chapeau de pluie qu’on aurait dit des tambours mais ma manman elle dit que la pluie c’est des fées qui dansent sur le toit, et des fois je fais un truc quand personne me regarde, j’ouvre la fenêtre et je pose une serviette sur le rebord de la fenêtre et je dis : « Vous pouvez venir, les fées, je vais éteindre la lumière, comme ça personne vous verra. »

Le trottoir de la rue Lauder est fait de carrés de ciment avec comme du remplissage entre. Le trottoir fait toute la rue comme ça et puis il tourne à gauche. Je l’ai suivi. J’allais quelque part. J’ai tourné dans la rue Clarita et j’ai regardé les maisons. À l’intérieur je voyais des gens qui regardaient la télévision et y en avait qui avaient mis des décorations à leur fenêtre avec des guirlandes de métal tout autour et puis y avait une fenêtre d’une maison oùsqu’il y avait une scène construite dans une boîte à chaussures, comme j’en fabrique à l’école des fois. Celle-là avait du foin et des chameaux et des moutons et un bébé dedans avec une espèce d’éventail en or autour de la tête. (Une fois j’avais fait une scène comme ça dans une boîte à chaussures pour gagner des points en histoire. Je voulais avoir 8 ou 9/10 pour que ma manman elle soye pas déçue. C’était Benjamin Franklin. Je l’avais découpé dans une Encyclopédie hebdomadaire et j’avais replié ses pieds pour qu’y tienne debout. J’avais appelé la scène : « Benjamin Franklin se lève. » J’ai quand même eu 5/10 seulement.)

J’ai tourné dans la rue Marlowe. Les arbres y font d’habitude comme un tunnel, ils se touchent presque, mais là ils étaient chauves. On aurait dit qu’ils se serraient la main par-dessus la rue mais qu’y z’arrivaient pas à s’atteindre pasque le père de Jessica était mort.

Et puis je suis arrivé à la maison de Jessica, avec ses volets bleus. Je m’ai arrêté devant. Je suis resté à regarder. La porte d’entrée était ouverte. Y avait une allée qui y conduisait, comme celle que nous avons chez nous, et y avait un R au-dessus de la porte comme celui que nous avons. Exactement pareil. Je suis resté devant la maison, sur le trottoir, dans mon ciré, et j’ai observé.

L’allée était pleine de voitures qui avaient des plaques d’immatriculation oùsqu’y avait d’écrit « Michigan, Merveille des Eaux. »

La maison de Jessica avait un lampadaire sur la pelouse, on aurait dit un petit réverbère. On les voit jamais s’allumer les réverbères. À un moment y sont allumés et c’est tout. Le petit réverbère de la pelouse de la maison de Jessica était allumé. Je suis resté à le regarder.

Un chien est venu près de moi. Il était mouillé. Il était beige. Il était sorti des buissons de la maison d’à côté et il était allé sur la pelouse de Jessica renifler ses buissons et puis entrer dedans et faire sa crotte. Et puis il était venu me voir. Y s’est assis juste à côté de moi et il a regardé la maison de Jessica. On l’a regardée ensemble. Et puis il est parti.

La maison de Jessica a des stores, on aurait dit des paupières et la pluie dégoulinait dessus et j’ai pensé : sa maison pleure aussi. Mais je suis resté où j’étais, sans bouger, des fois qu’elle aurait eu besoin de moi.

La porte d’entrée s’est ouverte. Un monsieur et une dame sont sortis. Ils avaient un gros parapluie. Ils avaient des chapeaux. Ils avaient des habits noirs pasque c’était des funérailles. Jeffrey m’a dit qu’on s’habille en noir pour que ce soye sombre et que la personne morte se réveille pas. Le monsieur et la dame ont pris l’allée centrale. Ils m’ont presque bousculé. Ils sont montés dans la dernière des voitures garées dans l’allée et ils ont démarré. Et puis ils ont baissé la fenêtre et ils ont dit :

— Tu as besoin de quelque chose, petit ? On peut t’aider ?

— Non, je ne fais que regarder un peu, j’ai dit.

Je les ai regardés s’éloigner en direction de Seven Mile Road où y avait beaucoup de circulation, on voyait la vapeur que projetaient les voitures dans la pluie et le bruit. Je n’ai pas la permission de traverser Seven Mile tout seul. Y a trop de circulation. Elle a des lignes de peintes dessus et pas de maisons mais seulement des magasins.

J’attendais devant la maison de Jessica. Je regardais par le trou de mon chapeau de pluie. La porte d’entrée de la maison d’à côté s’est ouverte et deux enfants en sont sortis. C’était Roger et Joey Lester, je les connaissais de l’école, ce sont des jumeaux qui se ressemblent pas. Y m’ont regardé mais ils savaient pas que c’était moi à cause du chapeau de pluie. J’ai rien dit. Ils ont descendu la rue Marlowe. Je savais pas qu’ils habitaient là, mais des fois Shrubs jouait avec eux. Il disait qu’y sont pauvres. Y z’ont pas de jouets alors y jouent avec leurs chaussettes.

La maison de Jessica elle a un arbre devant. Un singe en a sauté et il a atterri sur mon épaule et y m’a dit en singe qu’il y avait des indigènes dans Seven Mile Road qui allaient venir tuer Jessica, alors j’ai mis ma main comme ça autour de ma bouche et j’ai lancé le cri et tous les éléphants sont venus et leur ont fait peur et ils sont partis. Le singe m’a dit merci et puis s’en est allé.

Manman dit qu’y pleut quand le Bon Dieu arrange son robinet. Elle dit qu’y voit tout alors que j’ai intérêt à être sage. Je lui ai demandé si Dieu sait comment Milky le Clown fait ses tours de magie dans son émission à la télé. (Des fois je lui fais un signe, à Dieu. Il me voit. C’est mon copain pasqu’une fois j’ai prié pour que les Tigres gagnent un match et y z’ont gagné.)

J’étais devant chez Jessica. J’ai reniflé mon ciré, il sentait une odeur comme une tente quand il pleut. (Je suis allé dans une tente une fois, à Northland, au Vieux Campeur, y en avait d’exposées et je suis entré. C’était comme si j’avais dormi dehors. Ça sentait une odeur.)

Et puis une camionnette s’est arrêtée devant chez Jessica. Elle était bleue. Elle disait « Paul — Traiteur » sur le côté, on lui avait peint ça. Un monsieur en est sorti il a fait le tour et il a ouvert une porte à l’arrière et il en a sorti un très grand plateau avec des choses à manger dessus. Il a monté les marches du perron et il est entré chez Jessica. Je regardais la camionnette. Je pensais : Je peux voler la camionnette et arracher Jessica aux griffes de ses ennemis et la conduire en Floride, mais le monsieur est revenu. Y m’a vu.

— Dis donc, petit, tu t’es perdu ?

Je lui ai pas dit de réponse.

— Où est ta manman ? Y faut pas rester sous la flotte comme ça. Tu vas attraper la crève, petit.

— Faut pas dire la crève, je lui ai dit.

Mais y m’a pas entendu, il était déjà reparti.

J’ai regardé toutes les fenêtres de la maison de Jessica. Je m’ai dit que peut-être elle me voyait, peut-être elle était en train de me regarder, mais je la voyais pas, mais elle y était peut-être quand même pasqu’elles étaient toutes pleines de buée. Et puis de toute manière je suis resté.

Roger et Joey Lester sont revenus, ils portaient un sac, je déduis qu’ils étaient allés faire des courses. Ils m’ont de nouveau regardé et je leur ai fait comme ça avec la main seulement y m’ont pas répondu. Y sont rentrés chez eux et y z’ont refermé la porte.

Le vent faisait faire comme des cercles à la pluie dans la rue, sur la chaussée, et il soufflait dans mon chapeau pendant que je regardais par le trou. Une branche est tombée d’un arbre derrière moi. Un écureuil a couru dans un arbre. Une voiture est passée. Une porte a claqué quelque part, plus loin. Le vent a fait passer une feuille de journal près de moi. Une voix a crié quelque chose. Un avion a traversé le ciel. Dans Seven Mile Road y a bien failli y avoir un accident. Y se mettait à faire noir. Presque la nuit. Je restais devant la maison de Jessica. Je restais à observer.

Un monsieur est entré chez elle avec des fleurs. Une vieille dame en est sortie avec du plastique sur sa tête pour garder ses cheveux secs. Une autre dame a ouvert la porte d’entrée et m’a regardé mais elle a seulement secoué la tête comme ça et elle est rentrée.

Et puis il a fait noir. J’ai vu que les réverbères étaient allumés mais je les avais pas vus s’allumer. J’ai pris Jerry le Pantin et j’ai marché sur la pelouse de Jessica jusqu’au petit réverbère dans l’herbe. Je l’ai posé au pied du réverbère, et puis j’ai enlevé mon chapeau de pluie et je l’ai mis au-dessus de lui comme une petite tente pour Jerry le Pantin.

J’ai regardé encore une fois sa maison et puis je suis parti chez moi, il pleuvait encore et j’avais plus mon chapeau de pluie mais je m’en fichais. Je pensais à autre chose peut-être bien. J’avais mon ciré. Les manches me pendaient sur les mains.

Quand je suis arrivé chez nous, ma manman était très en colère.

— Qui t’a permis de sortir d’ici, hein ? Tu pars sans demander la permission à personne, maintenant ! Tu nous a fait faire un sang d’encre. Et le dîner est froid, on t’a attendu, tu as vu l’heure ? Et d’ailleurs où étais-tu ?

J’ai enlevé mon ciré et je l’ai pendu bien proprement dans le placard de l’entrée. J’ai enlevé mes bottes de pluie. (Mes chaussures sont restées coincées à l’intérieur comme toujours et j’ai dû les en retirer séparément.) J’ai rangé mes bottes.

Y avait plein de monde dans ma maison. Y avait du bruit et de la fumée de cigare de mes oncles.

J’ai monté l’escalier pour aller dans ma chambre. J’ai fermé la porte. Je m’ai allongé sur mon lit. J’ai regardé par la fenêtre.

Je m’ai levé. Je m’ai assis sur l’autre lit. Je m’ai encore levé. J’ai été m’asseoir à mon bureau. Je m’ai encore levé. J’ai été jusqu’à mon placard. J’ai ouvert la porte. Je suis entré dans mon placard et j’ai refermé la porte.

Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué
titlepage.xhtml
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_000.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_001.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_002.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_003.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_004.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_005.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_006.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_007.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_008.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_009.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_010.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_011.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_012.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_013.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_014.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_015.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_016.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_017.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_018.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_019.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_020.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_021.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_022.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_023.htm
Howard Buten - Quand j'avais cinq ans, je m'ai tue_split_024.htm